Fuir les persécutions raciales : Sophie, de l’Arménie à la France

De Sophia Ohnian,

6 rue d’Avignon

75000 Paris

 

A Aysa Ohnian

Shirak, Arménie

 

10 Novembre 1920

Ma tante,

                J’espère que tu vas bien. Ici, tout le monde est en bonne santé grâce à Dieu. Ça fait combien de temps que l’on ne s’est pas vues ? Un mois ? Un an ? Peut-être plus… Depuis 1915, on est partis de l’Arménie vers la France. Le voyage était long et périlleux, à cause de la guerre. On est tellement dans une routine que l’on oublierait presque que l’on est dans ce pays en tant qu’étrangers. Mais, bien évidemment, ce n’était pas le cas avant.

                Papa nous a tous emmenés en France pour fuir, comme tu le sais si bien, la guerre. En arrivant là-bas, ce fut le choc. Tout chez eux est comme aux antipodes de la maison. Il ne fait pas beau, il n’y a pas l’appel à la prière, les femmes ne sont pas voilées ni habillées comme nous et ils mangent des escargots ! Tu te rends compte ?! Ils nous observent comme si l’on était des animaux. Ils cherchent toujours à voir des différences entre nous, pourtant, on apprécie les mêmes choses. Je me suis fait une amie ici : Anna. Elle est française et très gentille mais son père ne voulait pas que l’on soit amies avant, tout ça à cause de mes origines arméniennes. Dès notre arrivée, lorsque l’on est arrivé à la maison, sa maman et elle sont venues nous voir. Quand ils ont vu le voile de maman, je ne te raconte pas la tête de sa mère ! Elle était ahurie.

                Il faut dire qu’ici, tout le monde est catholique. Mais maman a insisté pour que j’aille à l’école. Elle dit que c’est important. Qu’il faut être instruit pour réussir dans la vie. J’ai dû porter un uniforme fort laid, mais je ne voulais pas faire de mal à maman, du coup je l’ai mis. J’avais l’air d’un sac à patates et quand je suis arrivée en classe, les élèves n’ont fait que me regarder. Je suis certaine que j’étais rouge pendant tout le cours car le professeur lui aussi ne faisait que me regarder. J’ai découvert la messe, qui est inévitable, mais d’un ennui incroyable !

                Ekrem et les autres ont commencé à travailler dans des usines. Ils reviennent tous les soirs crasseux et épuisés. Du coup maman me demande toujours de leur préparer leur bain. Je me dis que je suis assez chanceuse parce que je n’ai pas à travailler aussi durement qu’eux. Mais maman me pousse quand même à donner le meilleur de moi-même. Depuis que l’on est arrivé, elle me soutient du mieux qu’elle peut. Elle essaie de faire de notre petite maison un endroit chaleureux. Heureusement qu’elle nous a forcés à lire des poésies françaises comme La Cigale et la Fourmi quand on était encore à la maison sinon moi et les garçons serions perdus. Papa, lui, tu le connais : toujours à n’en faire qu’à sa tête. Mais il est bien content qu’Hasan ou Sinan comprennent ce que disent leurs patrons. Ça leur a permis d’avoir un salaire raisonnable. On a de quoi manger tous les jours ou presque.

                Les patrons français sont très radins, on dirait des rats. Ils sous-paient les immigrés qui ne peuvent pas se plaindre parce qu’ils ne comprennent pas. Un jour, nos frères ont voulu les aider mais papa leur a ordonné de ne rien dire pour ne pas qu’ils perdent leur travail et pour qu’ils aient toujours un salaire confortable. Je trouve ça abject, mais je ne suis pas là pour donner mon avis. Je suis là pour m’occuper de la maison et étudier. Je me vois médecin un jour. Ou avocate, pour défendre les gens comme nous.

                Mon professeur dit que je suis intelligente. Peut-être plus intelligente que mes camarades. Le jour où il me l’a dit, j’étais tellement contente je me suis dépêchée de rentrer pour le dire à maman, mais à l’entrée j’ai vu des femmes se disputer avec maman, leur disant qu’elle n’avait rien à faire ici, que nous étions bien plus bêtes qu’eux, que maman n’était qu’une des nombreuses femmes de papa… Et maman ne répondait rien. J’ai pris un malin plaisir à venir et dire devant toutes ces méchantes femmes que j’avais eu les compliments du professeur pour mes notes.

                Elles ne sont pas revenues depuis. Mais elles sont allées se plaindre au directeur et depuis mon enseignant ne me dit plus rien. Il se montre même plus sévère qu’avec les autres élèves. Je l’ai remarqué lorsque j’ai eu le résultat d’un contrôle et que l’on a mis en commun avec Anna. J’ai fait la même chose qu’elle et j’ai eu une moins bonne note. Anna répète que c’est injuste, qu’il faut se plaindre. Je suis bien d’accord mais à qui ? Nous n’avons toujours pas nos papiers, la police ne nous écouterait pas et le maire encore moins. Du coup on reste comme on est. Il y a toujours cette comparaison entre nous et les Français, à cause de notre statut d’immigrés.

                On est loin d’être les moins bien lotis. Je me sentirais presque heureuse, ici. Ma seule amie est vraiment gentille, mais elle reste discrète parce que son père risquerait de la battre s’il la voyait avec moi. Tu te rends compte ? C’est horrible, tu ne trouves pas ? Mais au vu des horreurs qui se dit sur nous, j’hésiterais à être amie avec moi-même si je ne me connaissais pas… C’est pour ça que j’admire Anna. Elle vient des fois à la maison. On dessine et on lit des livres. J’apprécie particulièrement Le petit chaperon rouge, Zadig, Les Métamorphoses. Sa mère est une amoureuse du théâtre. Il arrive que l’on s’amuse à jouer des pièces dans mon salon avec ma mère comme public. Ça me donnerait presque envie de devenir comédienne. J’apprends aussi à Anna l’arménien. Elle y arrive, petit à petit. Elle adore les mantis et nous aide à les faire dès que sa mère a le dos tourné.

                C’est ça, pour moi, l’amitié. Elle n’a pas de couleurs. Ce n’est pas logique de ne pas apprécier quelqu’un par rapport à sa religion et à ses origines. Ou alors c’est juste parce que c’est moi « l’Autre » ici ? Peut-être que toi, en tant qu’Arménienne vivant en Arménie tu persécuterais quelqu’un comme Anna ? Je n’espère pas. Elle m’a appris et m’apprend toujours énormément. On se cultive mutuellement. Mais après je ne suis pas la seule à être exilée : il y a les Juifs, les « gros » … Tout une bande de garçons « purement français » trouvent cela marrant de rire de leurs différences. J’ai essayé de parler avec certains, mais les Juifs ne tiennent pas à me parler, ni à parler à qui que ce soit. Ils restent entre eux et n’ont pas l’air d’en souffrir. Je suis, comme disent les Français, « mi-figue mi-raisin » : le fait qu’ils restent en groupe nous empêchent de les aborder. Enfin, je trouve ça assez imposant. J’adorerais apprendre un peu plus sur leurs fêtes, leurs coutumes… A moins que je sois la seule à vouloir en savoir plus ? L’histoire fait que les Juifs aiment rester entre eux : Anna m’a parlé d’une persécution. J’espère pour eux qu’ils seront libres un jour. L’avenir nous le dira.

                Je ne sais pas si je devrais te le dire, mais je suis amoureuse. J’ai voulu en parler à maman, mais je me suis résignée car il est noir. Sa couleur de peau est un grand problème, en tout cas pour moi. Pourquoi je n’ai pas le droit d’être avec quelqu’un de différent, avec une autre culture ? Tout simplement parce qu’il est noir. C’est aussi simple que ça. Alors que Sinan est en couple avec une noire. Si je n’ai pas le droit, pourquoi lui aurait le droit ? C’est injuste. Quitte à laisser de la liberté aux hommes, autant laisser les filles la même chose. Je me plains de ne pas avoir le droit d’être amoureuse de lui, mais je devrais m’estimer heureuse de pouvoir le connaître. Le fait qu’il soit en France n’est pas une « bonne chose » à ses yeux : il descend d’esclaves. Qui s’est donc permis de juger des gens de couleur différente de la leur « esclaves » ? Les Européens. Ils ont tout simplement peur de se rendre compte que nous autres, Étrangers, sommes peut-être tout aussi intelligents qu’eux. Je pense ce que je t’écris : ils allaient jusqu’à faire des zoos dans lesquels les peureux blancs pouvaient voir des gens qu’ils avaient décrits comme sauvages. Combien d’entre eux, s’ils avaient eu la chance d’être nés Blancs, auraient changé le monde ? On ne le saura jamais, grâce à l’intelligence supérieure de cette race divine, ces intellects qui pensaient que la Terre était plate, que le Nouveau Monde leur appartenait. Le monde n’est pas qu’à vous ! Aimerais-je crier quand je vois leur regard de vipère, lorsque je les entends répandre leur venin de clichés et de mensonges qui les mettent en avant. Je vais peut-être trop loin.

                J’espère sincèrement que tu pourras venir une fois chez nous. Que tu découvres notre « pays d’adoption ». Mais j’ai aussi peur de revenir en Arménie, peur de leur regard. Tu penses qu’ils nous prendraient pour des Autres ? Si oui, qui sommes-nous ? Une nationalité ne définit-elle pas la personne ? Je n’en sais rien. Je réfléchis peut-être trop. Papa n’aimerait pas ça. Il m’obligerait à aller au couvent, comme l’a fait Emma Bovary, et Dieu sait que ça ne l’a point calmée. Je dis bien couvent car papa pense que se convertir à Leur religion le fera être mieux accepté. Je trouve cela honteux. Comme je te le dis, il devrait être logique d’apprécier découvrir de nouvelles cultures.

                J’espère que tu comprends mon idée : laisser tout le monde être tel qu’il est, le respecter et vivre avec des gens différents. Pour avoir une culture plus vaste. Pour grandir, apprendre à se connaître. C’est si idiot, cette idée de paix et de respect ? Ne faut-il pas de tout pour faire un monde ?

 

Bien à toi, Ta nièce,

 

Sophia.

 

Sevil D., 1L1