P. Kennedy, de l’Irlande aux États-Unis à la fin du XIXème siècle
New-York, le 30 Mars 1894
Ma chère sœur,
Me voilà à New York depuis huit mois et c’est seulement aujourd’hui que je trouve un peu de temps pour te donner enfin de mes nouvelles. Rappelle-toi, tu m’as souhaité bonne chance en me quittant sur le quai de Dublin et bien crois-moi, ma chère Mary, j’ai vraiment eu de la chance cette fois ! J’ai cru que ce navire n’atteindrait jamais les côtes américaines et moi non plus. Cette traversée transatlantique fût longue, périlleuse et les conditions de voyage tellement difficiles. Nous étions des milliers entassés dans ce navire à fuir par dépit notre pays tant aimé mais certains de nos compatriotes n’ont malheureusement pas eu la chance d’arriver à destination emportés par des épidémies. Le manque d’hygiène, de nourriture à bord et les tempêtes ont rendu ce voyage très éprouvant et interminable. J’ai eu le temps, durant ces trois semaines de traversée, de repenser à la situation dans laquelle se trouve l’Irlande. La tristesse et la colère ne m’ont pas quitté durant tout le trajet : la tristesse face à la « Grande Famine » qui a laissé nos familles et notre pays dans une grande misère et la colère contre ces riches propriétaires britanniques protestants qui ont profité, des années plus tard, de notre misère pour nous expulser de nos terres. Quitter l’Irlande me semblait alors la seule solution ! Et je savais que je pouvais compter sur la solidarité de la communauté irlandaise déjà installée en Amérique, Declan et Gary me l’avaient promis. Je te sais triste ma sœur de mon départ mais je t’assure que je n’avais pas d’autre choix que d’embarquer sur ce bateau pour fuir cette misère et tenter de tout recommencer dans ce « Nouveau Monde ».
A notre arrivée, nous avons subi un contrôle à Ellis Island dans l’état du New Jersey, j’ai évité la croix à la craie blanche qui risquait de me ramener au pays par le prochain navire. Face aux agents intimidants et suspicieux, certains de mes compagnons de voyage n’ont pas eu cette chance : retour à la case départ pour tous les voyageurs porteurs d’une maladie contagieuse ou pour toutes les personnes qui n’étaient pas en mesure de travailler et qui risquaient ainsi d’être une charge pour la société américaine. Heureusement, j’avais apporté toutes mes petites économies car il était obligatoire d’avoir sur soi de quoi payer la fin de son voyage et un peu de liquide pour faire face aux premières dépenses. C’est ainsi que j’ai réussi à rejoindre le Lower East Side à New-York, Declan et Gary comme promis m’y attendaient ! La communauté irlandaise est regroupée dans ce quartier industriel, bien sûr, nous n’avons pas des conditions de vie confortables mais elles sont néanmoins supérieures à celles que nos prédécesseurs ont connu au Five Points, un quartier qui « suintait la saleté et les immondices » avec « ses passages et ses ruelles où l’on s’enfonce dans la boue jusqu’aux genoux ». Notre communauté est très soudée et cette forte solidarité nous donne chaque jour encore plus de force et de courage pour nous intégrer dans ce « Nouveau Monde » qui peut se montrer hostile face à de nouveaux arrivants qui ne parlent pas forcément la même langue et ne pratiquent pas la même religion. Mais, les « Natives Americans » ont su tirer profit de notre venue car l’Amérique manque de bras pour travailler, alors nous représentons une main d’œuvre très intéressante. Grâce à cela, j’ai réussi à intégrer l’équipe d’ouvriers de Declan et Gary ! Nous travaillons tous les trois à la construction du Manhattan Life Insurance Building New World, je m’occupe de poser les rivets sur ce building. Tu sais Mary, ici les édifices tout en acier poussent plus vite que l’herbe-guenille au pays et sont souvent plus hauts que nos montagnes. Les journées de travail sont dures et les salaires sont assez faibles mais bien meilleurs qu’en Irlande alors nous travaillons avec acharnement. C’est éprouvant mais je garde en tête ce proverbe irlandais « Travaille comme si tu n’avais pas besoin d’argent, aime comme si tu n’avais jamais été blessé et danse comme si personne ne te regardait »
Pour nous changer les idées après ces journées harassantes, nous avons pris l’habitude de nous retrouver avec Declan, Gary et les autres gars de notre équipe au pub situé à côté du chantier sur lequel nous travaillons. Nous aimons boire une bière entre irlandais et plus particulièrement ce 17 mars, soir de la Saint Patrick. Ce soir-là, nous avons fêté notre Saint-Patron comme il se doit et cela a attiré l’attention de certains « Natives Americans » curieux de découvrir nos traditions. Ce fut la première occasion pour moi d’échanger réellement avec un américain de souche qui posait sur nous un regard que nous n’avions pas l’habitude de croiser depuis notre arrivée. Ce fût la première fois que je me rendis compte que la différence de culture pouvait être aussi source d’ouverture, je saisis donc cette opportunité pour battre en brèche tous les préjugés dont mon interlocuteur se faisait le porte-parole. Il était temps de démontrer que l’image de l’irlandais ivrogne, bagarreur et rebelle à toute discipline était pure invention. Cette fête démontrait à notre nouvelle connaissance, John, que notre peuple conservait une identité forte et que nous pouvions devenir de bons américains sans pour autant renoncer à notre héritage culturel et religieux. Et cet héritage semblait déjà laisser des traces dans les quelques notes de musique qui résonnaient lors des fêtes locales américaines et des quelques pas de danses qui n’étaient pas sans rappeler notre « tap dance ». Ce soir-là d’ailleurs Declan et Gary s’étonnèrent de voir que la population américaine s’était déplacée en plus grand nombre que les années passées. Et tous ensemble, nous avons souri en imaginant que la Saint-Patrick pourrait devenir un jour une fête qui réunirait les différentes cultures américaines. Nous poursuivions notre discussion lorsque John eu la maladresse de nous faire remarquer que l’émigration irlandaise représentait un coût social important pour l’Amérique, il nous a fallu retenir Declan qui perdit son sang-froid. Nous nous sommes sentis attaqués : nous qui représentions une main d’œuvre industrielle à bas coût, nous qui participions au développement économique du pays, nous qui acceptions des cadences infernales de travail, nous qui prenions des risques dans cette course effrénée de constructions d’acier vers les cieux. Ces géants de fer qui chaque jour causaient la mort de bon nombre de compatriotes et autant de veuves contraintes de retourner au pays. Il semblait ignorer que l’on comptait un mort par tranche de dix étages. John reconnu qu’il ignorait ces statistiques tout en reconnaissant notre implication à la construction du pays. Néanmoins, il objecta que notre différence culturelle et linguistique ne nous permettrait pas d’atteindre les sommets de la société américaine. Je luis fis alors remarquer que nous autres, Irlandais, participions activement à la vie politique de New-York et que notre poids électoral avait permis par deux fois l’élection d’un maire irlandais, William Russell Grace, lors de la dernière décennie. Le sourire de John démontra que nos arguments avaient fait mouche.
Tu vois, Mary, sans prétention, je pense pouvoir affirmer que nous avons réussi à persuader un vrai natif que notre communauté contribue largement à la prospérité de la nation américaine. J’ai tout quitté et tout laissé derrière moi comme tant des nôtres et je suis convaincu qu’un jour l’Amérique saura reconnaitre les sacrifices que nous avons fait pour elle.
Bien à toi.
Ton frère bien aimé.
P. Kennedy
Céline L.B., 1L1